122 ans… 122 ans 3 mois 2 jours exactement. Tout ce temps j’étais
resté dans la même position, légèrement voûté, les bras appuyés sur la pierre
de l’espèce de trône sur lequel je suis assis. Au fond de ma grotte j’avais
toujours les yeux fixés sur le petit rond de lumière donnant sur le monde… Un
monde sans elle…
De la mousse a recouvert la plus grande partie de mon corps,
de la poussière couvre le reste, c’est comme si mes bras étaient incrustés dans
la roche et mes pieds faisaient partie du sol. J’aurais pu rester beaucoup plus
longtemps immobile, je ne peux mourir, je suis immortel. J’étais, je suis et je
serais.
Seulement il me manquait quelque chose pour bouger. J’avais
une vie « normale » pendant des millénaires, j’avais traversé les
âges sans me focaliser sur mes semblables et sur les autres. J’agissais comme
bon me semblait passant d’un pays à l’autre, d’une époque à la suivante,
m’émerveillant à chaque découverte, à chaque pays visité même pour la dixième
fois. Jusqu’à ce que je LA rencontre sur la plus belle place, de la plus belle
ville, du plus beau des pays. Ce pays à eu plusieurs noms, au moment où j’ai
fait sa connaissance le pays s’appelait Italie. Peut-être a-t-il changé de nom
depuis ? La place est elle toujours là ? Avec le même charme et les
mêmes monuments. Par contre le petit
vendeur de « gelatti » ne sera plus là c’est certain.
Ce petit vendeur où je l’avais laissée passer par
galanterie, où elle m’avait souri et où je m’étais perdu dans ses yeux. Nous avions
discuté pour la première fois sur cette place, une glace chocolat noir et éclat
d’amande pour elle, pomme caramel pour moi. Elle était comme moi, une
immortelle se baladant sur notre planète à la découverte de ce que l’homme peut
produire de beau. Elle avait un don que peu parmi nous ont. Elle savait faire
des « choses », elle savait changer le cœur des gens, elle savait les
tours de magie, elle savait les plantes qui guérissent, les pommades qui
apaisent. Un peu sorcière par moment, mais son rire mélodieux, ses yeux qui
pétillaient, ses mains qui voletaient et son cou gracile dans lequel on avait
envie de se nicher la rendait féérique.
Nous nous sommes baladés ensemble dans ce pays pendant
quelques semaines. Quelque chose de flamboyant c’est allumé en moi, doucement
au début, puis de plus en plus intensément. Nous avons visité d’autres pays,
devenant inséparables. Puis un jour, je ne sais plus pourquoi, nous avons
décidé de visiter séparément le monde et de se retrouver pour se raconter ce
qu’on avait vu. Il faut admettre que la première fois, cela m’était insupportable, je me consumais de l’intérieur, je souffrais le martyre. Mais le
fait de devoir lui raconter ce que je voyais m’a forcé à avoir un œil neuf sur
le monde. J’ai emmagasiné encore plus d’images, de sons, d’odeurs, de voix, de
mots, de langues, pour pouvoir lui retransmettre tout cela à notre prochain
rendez-vous.
Nos rendez-vous étaient magiques, nous parlions de nos
rencontres, de nos souvenirs pendant des heures, des jours et nous repartions
en sachant que nous nous reverrions prochainement. Ces moments étaient tendres,
respectueux, j’ai bien eu quelques envies de douceur mais il y a toujours eu de
la réserve, de la timidité. Je n’ai jamais eu son opinion là-dessus, mais nos
moments étant magiques et je cachais ces envies bien vite.
Le brasier qu’elle avait allumé en moi, m’alimentait, me
nourrissait. La magie opérait, j’étais envouté. J’étais le premier arrivé lors
de nos entrevues, je fermais les yeux et arrivais à sentir sa présence bien
avant de la voir. Une aura chaude et familière se rapprochait doucement de moi,
jusqu’à ce qu’elle apparaisse au coin d’une rue, illuminant la ville par son
sourire et sa présence.
Jusqu'à ce mardi, enfin je crois me souvenir qu’il
s’agissait d’un mardi…au bout de 122 ans, pardonnez mon oubli.
Nous avions rendez vous à Oslo, au début j’ai cru que c’était
le froid suédois qui m’empêchait de ressentir sa présence. Je suis resté 2 mois
à venir tout les jours à la même taverne… aucune nouvelle d’elle. En état de
choc je me suis mis à errer de fjords en vallées, de montagnes en falaises.
J’ai changé de pays de continent, de décor mais l’inévitable arriva. La flamme
s’amenuisait, remplacée par une noire mélancolie qui devenait de plus en plus
lourde à transporter. J’ai revisité les différents lieux où nous nous sommes
rencontrés sans jamais la retrouver.
Et j’ai fini par venir ici, dans cette grotte perdue au
milieu des Carpathes, à attendre que
l’envie revienne de voyager. Cela fait 122 ans que j’attends cette envie, mais
je me suis résigné à rester ici jusqu’à la fin des temps. Immobile… à me
remémorer mes voyages, à ressasser les souvenirs des odeurs, des couleurs, des
sensations de chaque pays, de chaque personne rencontrée, de chaque langue
entendue et surtout… revient régulièrement à la surface des images d’elle.
Mais cela s’atténue, je sens bien que le brasier s’est
transformé, en feu, en flamme, en flammèche, jusqu’à devenir un crépitement
d’étincelles…
J’ai eu des chauves-souris comme amies, un ours est même
venu loger quelques années dans cette grotte. J’ai traversé les saisons, les
années ici, sans bouger… j’ai senti la vie végétale se développer sur moi, j’ai
senti la pierre qui cherchait à m’engloutir dans la grotte comme si je faisais
parti d’elle, je m’étais fait à l’idée de rester ici à jamais, de vivre avec ma
tristesse, avec mes souvenirs qui défileraient sans cesse me rappelant ce que
j’ai perdu, Avec son visage passant régulièrement dans mon esprit, souriant,
immuable…mais lointain.
Et c’est donc au bout de 122 ans 3 mois 2 jours qu’un
picotement c’est fait sentir derrière ma nuque. Une impression de déjà vu, une
odeur familière, une douce chaleur, un manège de goûts, de bruits me reviennent
et me ramènent à ces moments chéris.
Elle n’est pas loin, quelques dizaine de kilomètres
seulement, sûrement perdue tout comme moi, mais elle n’est pas restée statique.
Les étincelles en moi crépitent avec ces sentiments qui ressurgissent. Mon
corps craque, la poussière tombe, la mousse glisse, je me remets lentement et
maladroitement en mouvement, mes yeux sont agressés par la lumière mais se
re-familiarisent vite.
C’est bien elle j’en suis sûr. Elle est toujours là, j’ai
été lâche de ne pas la chercher, j’étais pétrifié à l’idée de se qu’elle
pouvait vivre sans moi. Mais aujourd’hui je n’ai plus peur, les flammes
reprennent de la vigueur et me lèchent le cœur.
Je vais la retrouver et ne l’abandonnerais pas cette fois.