jeudi 20 décembre 2012

122 ans...



122 ans… 122 ans 3 mois 2 jours exactement. Tout ce temps j’étais resté dans la même position, légèrement voûté, les bras appuyés sur la pierre de l’espèce de trône sur lequel je suis assis. Au fond de ma grotte j’avais toujours les yeux fixés sur le petit rond de lumière donnant sur le monde… Un monde sans elle…

De la mousse a recouvert la plus grande partie de mon corps, de la poussière couvre le reste, c’est comme si mes bras étaient incrustés dans la roche et mes pieds faisaient partie du sol. J’aurais pu rester beaucoup plus longtemps immobile, je ne peux mourir, je suis immortel. J’étais, je suis et je serais.

Seulement il me manquait quelque chose pour bouger. J’avais une vie « normale » pendant des millénaires, j’avais traversé les âges sans me focaliser sur mes semblables et sur les autres. J’agissais comme bon me semblait passant d’un pays à l’autre, d’une époque à la suivante, m’émerveillant à chaque découverte, à chaque pays visité même pour la dixième fois. Jusqu’à ce que je LA rencontre sur la plus belle place, de la plus belle ville, du plus beau des pays. Ce pays à eu plusieurs noms, au moment où j’ai fait sa connaissance le pays s’appelait Italie. Peut-être a-t-il changé de nom depuis ? La place est elle toujours là ? Avec le même charme et les mêmes monuments.  Par contre le petit vendeur de « gelatti » ne sera plus là c’est certain.

Ce petit vendeur où je l’avais laissée passer par galanterie, où elle m’avait souri et où je m’étais perdu dans ses yeux. Nous avions discuté pour la première fois sur cette place, une glace chocolat noir et éclat d’amande pour elle, pomme caramel pour moi. Elle était comme moi, une immortelle se baladant sur notre planète à la découverte de ce que l’homme peut produire de beau. Elle avait un don que peu parmi nous ont. Elle savait faire des « choses », elle savait changer le cœur des gens, elle savait les tours de magie, elle savait les plantes qui guérissent, les pommades qui apaisent. Un peu sorcière par moment, mais son rire mélodieux, ses yeux qui pétillaient, ses mains qui voletaient et son cou gracile dans lequel on avait envie de se nicher la rendait féérique.

Nous nous sommes baladés ensemble dans ce pays pendant quelques semaines. Quelque chose de flamboyant c’est allumé en moi, doucement au début, puis de plus en plus intensément. Nous avons visité d’autres pays, devenant inséparables. Puis un jour, je ne sais plus pourquoi, nous avons décidé de visiter séparément le monde et de se retrouver pour se raconter ce qu’on avait vu. Il faut admettre que la première fois, cela m’était insupportable, je me consumais de l’intérieur, je souffrais le martyre. Mais le fait de devoir lui raconter ce que je voyais m’a forcé à avoir un œil neuf sur le monde. J’ai emmagasiné encore plus d’images, de sons, d’odeurs, de voix, de mots, de langues, pour pouvoir lui retransmettre tout cela à notre prochain rendez-vous.

Nos rendez-vous étaient magiques, nous parlions de nos rencontres, de nos souvenirs pendant des heures, des jours et nous repartions en sachant que nous nous reverrions prochainement. Ces moments étaient tendres, respectueux, j’ai bien eu quelques envies de douceur mais il y a toujours eu de la réserve, de la timidité. Je n’ai jamais eu son opinion là-dessus, mais nos moments étant magiques et je cachais ces envies bien vite.
Le brasier qu’elle avait allumé en moi, m’alimentait, me nourrissait. La magie opérait, j’étais envouté. J’étais le premier arrivé lors de nos entrevues, je fermais les yeux et arrivais à sentir sa présence bien avant de la voir. Une aura chaude et familière se rapprochait doucement de moi, jusqu’à ce qu’elle apparaisse au coin d’une rue, illuminant la ville par son sourire et sa présence.

Jusqu'à ce mardi, enfin je crois me souvenir qu’il s’agissait d’un mardi…au bout de 122 ans, pardonnez mon oubli.
Nous avions rendez vous à Oslo, au début j’ai cru que c’était le froid suédois qui m’empêchait de ressentir sa présence. Je suis resté 2 mois à venir tout les jours à la même taverne… aucune nouvelle d’elle. En état de choc je me suis mis à errer de fjords en vallées, de montagnes en falaises. J’ai changé de pays de continent, de décor mais l’inévitable arriva. La flamme s’amenuisait, remplacée par une noire mélancolie qui devenait de plus en plus lourde à transporter. J’ai revisité les différents lieux où nous nous sommes rencontrés sans jamais la retrouver.
Et j’ai fini par venir ici, dans cette grotte perdue au milieu des Carpathes,  à attendre que l’envie revienne de voyager. Cela fait 122 ans que j’attends cette envie, mais je me suis résigné à rester ici jusqu’à la fin des temps. Immobile… à me remémorer mes voyages, à ressasser les souvenirs des odeurs, des couleurs, des sensations de chaque pays, de chaque personne rencontrée, de chaque langue entendue et surtout… revient régulièrement à la surface des images d’elle.
Mais cela s’atténue, je sens bien que le brasier s’est transformé, en feu, en flamme, en flammèche, jusqu’à devenir un crépitement d’étincelles…

J’ai eu des chauves-souris comme amies, un ours est même venu loger quelques années dans cette grotte. J’ai traversé les saisons, les années ici, sans bouger… j’ai senti la vie végétale se développer sur moi, j’ai senti la pierre qui cherchait à m’engloutir dans la grotte comme si je faisais parti d’elle, je m’étais fait à l’idée de rester ici à jamais, de vivre avec ma tristesse, avec mes souvenirs qui défileraient sans cesse me rappelant ce que j’ai perdu, Avec son visage passant régulièrement dans mon esprit, souriant, immuable…mais lointain.

Et c’est donc au bout de 122 ans 3 mois 2 jours qu’un picotement c’est fait sentir derrière ma nuque. Une impression de déjà vu, une odeur familière, une douce chaleur, un manège de goûts, de bruits me reviennent et me ramènent à ces moments chéris.
Elle n’est pas loin, quelques dizaine de kilomètres seulement, sûrement perdue tout comme moi, mais elle n’est pas restée statique. Les étincelles en moi crépitent avec ces sentiments qui ressurgissent. Mon corps craque, la poussière tombe, la mousse glisse, je me remets lentement et maladroitement en mouvement, mes yeux sont agressés par la lumière mais se re-familiarisent vite.

C’est bien elle j’en suis sûr. Elle est toujours là, j’ai été lâche de ne pas la chercher, j’étais pétrifié à l’idée de se qu’elle pouvait vivre sans moi. Mais aujourd’hui je n’ai plus peur, les flammes reprennent de la vigueur et me lèchent le cœur.

Je vais la retrouver et ne l’abandonnerais pas cette fois.

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